Une établie à Renault Flins, féministe révolutionnaire



Une établie à Renault Flins, féministe révolutionnaire

L’émission Femmes libres sur Radio libertaire a reçu, le 21 février 2018, Fabienne Lauret, pour son livre édité chez Syllepse, L’envers de Flins, une féministe révolutionnaire à l’atelier, elle était accompagnée d’Annick Coupé qui a assuré la préface. Fabienne fait partie de ces jeunes qui ont suivi la pensée de Mao Tse Toung, notamment un texte de 1957 qui appelait les intellectuels à servir les masses ouvrières et paysannes. L’exemple le plus rapidement connu fut Robert Linhart qui a passé une année, comme OS 2, dans l’usine Citroën de la porte de Choisy. Il y raconte la chaîne, les méthodes de surveillance et de répression, la résistance et la grève. Son livre L’établi est paru en 1972 aux Editions de Minuit. Ces jeunes révolutionnaires -la plupart étudiants- avaient décidé politiquement d’aller travailler en milieu ouvrier. Selon Marnix Dressen, il y en aurait eu de 2 000 à 3 000[1] de 1967 à 1989 : mais combien de femmes ? Parler d’une femme établie, comme Fabienne Lauret, c’est une façon de rendre visible ce qui est invisible, les publications sur les femmes établies étant très rares. C’est justement pour cette raison que les éditions Syllepse ont demandé à Fabienne son témoignage.

Radio libertaire : Tu as commencé à travailler à Flins en 1972, après avoir commencé des études à l’Université. Pourquoi as-tu arrêté tes études pour aller à l’usine ?
Fabienne Lauret : J’étais lycéenne en 68 au lycée Hélène Boucher à Paris, et déjà une des animatrices de la grève. La direction du lycée Hélène Boucher l’a vite fermé parce que nous, les filles, revendiquions notre émancipation : on voulait voir les garçons, remettre en cause la pédagogie, la direction du lycée, ne plus mettre de blouse, avoir le droit de porter des pantalons… Mon copain un peu plus politisé que moi, Nicolas, était au lycée Henri IV. Mai 68, c’était un mouvement de la jeunesse, pas qu’étudiant : des lycéens, des étudiants, des jeunes ouvriers, des jeunes salariés... J’ai passé tout mon mois de mai et de juin au Quartier latin. C’est mai qui a changé ma vie ! Puis, la grève dans beaucoup d’usines, c’est devenu une grève générale : entre 9 et 10 millions de grévistes ! Et il y avait cette usine de Renault-Flins, dont tout le monde parlait, une usine assez « chaude », mobilisée. Il y a eu l’événement grave de juin, la mort d’un jeune lycéen, Gilles Tautin, plus ou moins poussé par les CRS dans la Seine, à Meulan, il s’est noyé, ça a été un choc terrible. Il y avait des affrontements importants tout autour de l’usine, beaucoup de blessés, de jeunes agressés, les jeunes ouvriers avaient demandé que les étudiants viennent les aider.  
En 68, j’allais à tous les meetings, surtout à la Sorbonne. J’ai découvert la politique, une bouffée d’air frais, une ambiance incroyable, une libération de la parole et des relations entre les gens. Il y avait plein de mouvements : beaucoup de maos, quelques anarchistes, etc. J’ai été attirée par un cercle JCR, assez actif, il y avait Daniel Bensaïd, Henri Weber, Henri Maler, ... Les militants révolutionnaires disaient, après la grève et les élections, les Accords de Grenelle, c’est une répétition générale, il faut aller là où cela se passe, dans la classe ouvrière. Ce sont les salariés qui ont arrêté l’économie, certes la jeunesse a lancé le mouvement, mais la grève a tout arrêté, a créé un rapport de force, un basculement possible du pouvoir.
Et on s’est dit, on n’est pas dans la classe ouvrière, on est étudiant, salarié mais pas là où il faut, il faut y aller. Et on a rejoint un courant de la LCR, Révolution (qui est devenu ensuite OCT, organisation communiste des travailleurs). Révolution voulait faire un pont entre les maos et les trotskystes. Alors on est allé à Renault-Flins parce que peut-être, c’était plus abordable qu’à Billancourt, qui était un bastion tenu par la CGT, les communistes. Il y a eu des établis proches de la LCR qui sont allés après à Billancourt. Il y en a eu pas mal dans les gros bastions ouvriers, on ne s’en rend plus compte car ces bastions-là ont été démantelés surtout dans l’automobile. On est partis en groupe, c’était une décision collective : s’établir à quatre dans cette zone industrialisée, il faut être avec le peuple. D’autres copains et copines sont allés dans d’autres usines, comme la cellophane, Dunlop, etc. Certains étaient étudiants, d’autres salariés qui avaient des professions, il y avait des médecins, des éducateurs, … On est partis à plus d’une vingtaine s’installer, vivre là-bas. La majorité des établis après 68 étaient des maoïstes, mais il y avait aussi des trotskystes, moi j’étais à Révolution.

RL : Tu avais travaillé dans d’autres usines ?
FL : Oui, nous avions compris qu’il fallait préparer le terrain. On commençait par distribuer des tracts mais ce n’était pas les établis de l’usine qui distribuait les tracts, c’était une équipe extérieure car il ne fallait pas se faire repérer. Dès 1969, on distribuait des tracts qui s’appelaient Combat rouge. On avait un copain, Edmond, bon dessinateur, qui a fait le logo : un poing brandi tenant une clef à molette. Les ouvriers l’appelaient Clef à molette. On avait un langage châtié mais très radical et ça plaisait beaucoup. On en mettait plein la gueule à tout le monde, au patron, au gouvernement, aux chefs. Pour s’établir en usine, il ne fallait pas dire sur le CV qu’on avait le baccalauréat, pas dire que j’avais fait deux ans d’études, en fait j’avais rien foutu à la fac de Jussieu et de Censier en histoire-géographie, il fallait le cacher. J’avais fait des enquêtes chez l’Oréal, des p’tits boulots comme ça. Je suis entrée dans une usine, Gringoire, à Mantes la Ville, une fabrique de biscottes. Alors là, c’était un choc ! La chaîne de biscottes, beaucoup de femmes, 400, les hommes étaient à la fabrication de la pâte, les femmes à l’empaquetage. Ça brûle les mains, ça les râpe et puis surtout, il faut aller chercher les biscottes très, très, très loin sur la chaîne, sur le tapis qui arrive et les mettre dans la petite chaîne qui passe devant. C’est mortel pour les lombaires, terrible, la chaleur, l’odeur aussi des biscottes. J’ai fait longtemps des cauchemars de ces biscottes qui m’étouffaient, m’envahissaient la nuit, qui tombaient sur moi.

RL : Ton premier jour de travail, tu décris déjà plein de choses au niveau des conditions de travail, le bruit, la lumière, les gestes, le fait que les femmes sont assises et se tournent le dos, en rang d’oignons, elles ne se voient pas, ne se parlent pas…
FL : En préparation, elles ne se voient pas mais au montage, c’est différent, mais elles étaient éloignées par un tapis central où on jetait les pièces qu’on avait cousu. Avec le bruit des machines, c’était difficile de se parler. Il fallait parler fort mais on parlait quand même.
Le 3 mai 1972, j’entre à Renault-Flins comme mécanicienne. Encore un choc : l’atelier de couture était relégué au fond du 2ème étage de la sellerie, comme si c’était une espèce de gynécée, il y avait des centaines et des centaines de femmes, les hommes appelaient l’atelier « le parc à moules », élégant ! Et moi cela m’avait énormément choquée. Les hommes blaguaient sur le fait que les femmes sentaient la moule dans l’atelier. Dévalorisant, très méprisant, dégradant sur le sexe des femmes ! Et quand on passait dans un atelier d’hommes, tous se mettaient à siffler, dans un brouhaha incroyable ; les mecs te faisaient des remarques, des blagues salaces, un peu toujours sexuelles. J’avais 22 ans, j’étais assez timide, en fait c’était impressionnant.
Il y avait du harcèlement sexuel, j’en parle dans un chapitre du livre. Harcèlement sous-terrain, caché, personne n’en parlait. J’ai défendu une femme qui avait été agressée. J’en ai défendu plusieurs. Aujourd’hui, il n’y a plus d’ateliers spécifiques de femmes. Chez Renault-Flins, l’effectif de personnel est monté de 2 000 en 1952 (création de l’usine) jusqu’à 22 000 personnes dans les années 70-75. Au fil des ans, et malgré les nombreuses grèves jusqu’en 1983, ça a dégraissé dans les années 85-90, comme sur l’ensemble des usines d’automobiles du fait de la robotisation et de l’externalisation de tout l’équipement automobile intérieur, les sièges, la couture a disparu, les pavillons, les planches de bord, l’habillage. Aujourd’hui l’effectif est de 4 500 personnes dont la moitié est intérimaire : sur les chaînes, 80% sont des intérimaires. L’intérim c’est une volonté de casser les collectifs de travail. Pour les femmes ouvrières, elles étaient ouvrières, employées, jockeyettes (pour conduire les voitures sur le parc de vente), contrôleuses, dans les bureaux. Puis toutes les embauchées se sont retrouvées à la chaîne.
Féministe est devenu ma seconde nature. J’y suis tombée dans le bain de l’après 68 comme des milliers d’autres femmes. Ma double journée de travail était plus militante que ménagère : groupe femmes sur les Mureaux, commission syndicale femmes. Il y avait pas mal de demandes de femmes pour avorter. On voulait donc créer un groupe MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement) à Renault-Flins, en plus du groupe MLAC de la ville. On a fait voter la décision en conseil syndical par la section CFDT, on a demandé à la CGT qui a refusé, non pas pour des questions religieuses mais pour des raisons politiques : la confédération CGT n’était pas dans le MLAC.

RL : Et aujourd’hui comment tu vis le changement dans le monde ouvrier, le syndicalisme, …
FL : De mon côté point de nostalgie puisque j’assume pleinement les victoires comme les défaites, les avancées comme les reculs, les joies comme les peines, les oublis, les erreurs d’analyse comme les enseignements. Et puis, même si l’intensité des luttes paraît moindre, il n’y a pas eu de si grand blanc entre l’après-68 et aujourd’hui. Avec une gravité autre, de nouveaux et sérieux enjeux, tels les causes et les conséquences du réchauffement climatique. Avec d’autres formes de recherches d’expression et d’organisation, qu’elles soient indignées, désobéissantes, insoumises, zadistes, alternatives, debout la nuit ou le jour à Flins ou ailleurs[2]


Fabienne, lors de l’interview et dans son livre, évoque mille autres choses, les grèves, sa première grève en 1973, sa militance CFDT, les revendications ouvrières, le machisme, le racisme mais aussi les luttes des travailleurs immigrés, la question du harcèlement moral. Elle est restée 11 ans à l’atelier puis elle a été salariée du CE, à la médiathèque et l’animation. Elue au Comité d’entreprise puis salariée de celui-ci, elle participe au développement d’une autre conception de cette institution sociale, qui heurte les conservatismes de la direction syndicale qui succède à la CFDT, et qui utilise contre elle les méthodes patronales les plus éculées. Elle est partie à Solidaires jusqu’à sa retraite. Annick Coupé a préfacé ce livre : « De ces dizaines d’années passées à Renault-Flins, Fabienne nous transmet sa volonté de continuer à participer à la transformation du monde. Ce livre mérite d’être lu par ceux et celles qui sont de la génération de Fabienne mais aussi par ces jeunes générations qui n’acceptent pas qu’on leur ôte tout espoir de changer le monde ! »

Interview d’Elisabeth et d’Hélène, transcription réalisée par Hélène
Emission Femmes libres sur Radio libertaire





[1] Selon Marnix Dressen, De l’amphi à l’établi, les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989), Belin, 2000
[2] Fabienne Lauret, L’envers de Flins, une féministe révolutionnaire à l’atelier, Ed. Syllepse, pp. 295-296.

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