LES NOURRICES DU MORVAN UNE histoire DANS L'HISTOIRE - La Tribune Libre


Dans ma dernière chronique, j'abordai le monde de la domesticité, protéiforme mais dont les dénominateurs communs sont le manque de reconnaissance, l'exploitation, la précarité et surtout la féminisation importante. 

 Il est une catégorie particulière qui a fait vivre la région du Morvan à la fin du XIXème siècle : les nourrices. Située à 100 km au sud-est de Paris, cette province pauvre et défavorisée, était très rurale, avec peu d'échanges à l'extérieur si ce n'est le bois de flottage exporté vers Paris, via les rivières. 

 Ce regard sur ce monde nous fait découvrir une autre facette de l'exploitation des femmes pauvres par les femmes riches. Et j'ai eu l'occasion de visiter « le musée des nourrices et des enfants de l'assistance publique » installée à Alligny-en-Morvan, au cœur de cette région ; il retrace ce que fut cette histoire dans l'Histoire. 

1 - Le métier de nourrice a toujours eu un statut particulier dans la mesure où il s'occupe des enfants. Mais son rôle était un peu différent de celui d'une nourrice classique telle que nous le connaissons actuellement : garder pour la journée un ou plusieurs enfants de parents qui travaillent. 
 Il y a deux siècles, la nourrice morvandelle était réputée être une « bonne allaitante ». Elle-même venant d'avoir un enfant, elle était recrutée par une famille bourgeoise ou fortunée parisienne. Elle partait pour la capitale en laissant au pays son bébé pour nourrir l'enfant avec qui elle allait vivre parfois plusieurs années. On l' appelle nourrice « sur lieu ». Les femmes artisanes, commerçantes ou bourgeoises utilisaient ce mode de garde mais aussi les aristocrates et les familles riches. A Paris, fin du XVIIIème siècle, cette pratique concernaient près de la moitié des enfants légitimes. Le code des nourrices de 1781 régissait la profession. 
 Puis l'industrialisation s'accelère et la bourgeoisie d'affaire se développe dans les villes. Les nourrices continuent leur exode vers la ville. 

 Ces nourrices avait alors un statut privilégié au sein de la famille, par rapport aux autres domestiques, en bénéficiant de cadeaux, notamment vestimentaires, ou d'avantages en nature. Elles suivaient notamment la famille dans tous ses déplacements et pouvaient même avoir leur propre domestique. Certaines, une fois le nourrisson sevré, prolongeaient leur activité comme « nourrice sèche » ou bonne, tout en gardant le même salaire. Vers 1860, une nourrice « sur lieu » pouvait gagner le double de salaire qu'une nourrice « sur place ». 

Anne Dardaud raconte dans un livre l'histoire de son aÏeul, le docteur MONOT, qui a oeuvré à l'époque pour lutter contre la mortalité infantile. Elle écrit : 
« Cette émancipation des femmes, comme souvent facteur de progrès, ne sera pas sans causer quelques problèmes, notamment chez leur morvandiau de mari, qui ne verra pas toujours d'un très bon oeil tous ces changements. Leur statut de mâle dominant est alors remis en cause ; leurs femmes sont plus éduquées, gagnent plus d'argent, et repartent en ville dès qu'elles le peuvent, c'est à dire dès la venue au monde d'un nouvel enfant. Et justement, là se pose le problème de ce nouveau né, qui se doit d'être sevré très rapidement, afin que sa mère puisse partir vendre son précieux lait à Paris. Beaucoup de mortalité chez ces enfants, sevrés parfois trop tôt, confiés au reste de la famille et nourri au biberon de l'époque, c'est à dire avec un lait de vache pas adapté aux bébés, dans des flacons à l'hygiène douteuse. » 
Le travail des femmes devient alors précieux pour cette région . A son retour dans le Morvan, une nourrice « sur lieu » ramenait dans sa famille argent, culture et usages de la capitale, Ainsi, une « maison de lait » désignait une maison acquise ou agrandie grâce à l'argent de la nourrice. 

  Et puis, il y avait les « nourrices sur place » : elles accueillaient à domicile les enfants de familles moins fortunées et partageaient leur lait avec leur bébé et celui qui leur était confié. Le sevrage se pratiquait le plus tôt possible et explique entre autre une forte mortalité infantile de plus de 30 % de ces enfants entre 8 jours et 3 mois après leur arrivée dans leurs familles d'accueil. De nombreuses autres raisons sont maintenant identifiées : les conditions de transports, les mauvaises conditions d'hygiène, les mauvais traitements dont certains enfants sont victimes, les trafics d'enfants mis en place par des personnes mal intentionnées, l'absence de tout contrôle sur les nourrices. 

 Mais ces nourrices accueillaient aussi une autre catégorie d'enfants ; originaires de la de la région parisienne, ils ont été abandonnés et leur étaientt confiés par l'intermédiaire de l'Assistance Publique. En 1793, une loi de la Révolution Française organise l'assistance aux enfants abandonnés : « la nation se charge de l'éducation physique et morale des enfants abandonnés. » 
Cette organisation sera plus ou moins efficace selon les régimes politiques qui vont se succéder tout au long des deux derniers siècles. Le statut des mères va se dégrader avec le Code Civil édicté sous Napoléon Ier en 1804. Elles sont infériorisées et mises sous la tutelle de leur père puis de leur mari. Ce code interdit la recherche en paternité ; les mères sont donc seules avec leurs enfants. L'abandon se développe et la mortalité infantile est énorme ; la moyenne nationale est de 20 %, celle des enfants abandonnés de 50 à 80 % !!!! On constata alors un afflux massif d'enfants surnommés alors les « Petits Paris » : plus de 50 000 enfants furent placés dans le Morvan. En 1880, ChâteauChinon possédait la plus grande agence de placement de France avec l'accueil de 3 000 enfants par an. Jean GENET faisait partie de ces enfants-là. Cette activité débuta au début du XIXe siècle et se poursuivit jusque dans les années 1920, peu après la Première Guerre mondiale. Son plus fort développement commença néanmoins à partir de 1850. Elle devint alors une véritable industrie. Car, parallèlement, l'éxode rural lui aussi s'intensifie vers la ville en cette  fin de siècle et ce sont les ouvrières qui confient leurs enfants à des nourrices de la campagne, n'ayant pas les moyens de garder la nourrice près d'elles. 

 La domesticité prend ainsi une autre forme : des couples de paysans pauvres qui vivent à la campagne sont ainsi embauchés et accueillent des enfants sur des critères de sélection qui est la moralité agréée par le curé alors que le service employeur est l'état. Un témoignage parle de 19 enfants accueillis par un même foyer ! Les conditions sont très spartiates, pas forcément heureuses pour les enfants placés. Ceux-ci sont pris en charge sur le plan financier par l'assistance publique qui fournit la vêture (la même pour tous et de bonne facture). Les enfants sont embauchés sur la ferme et constitue une main d'oeuvre à bon marché. J'ai vu dans le musée la photographie de classe d'une école de village où la majorité des enfants étaient habillés par l'Assistance Publique.... 

 Ce type de placement par contre, n'a jamais cessé. L'assistance publique est devenu maintenant le service d'aide sociale à l'enfance. Cette structure départementale est chargé de l'agrément des assistantes familiales, du placement des enfants ordonné par l'administration ou le juge et le suivi. Les assistantes familiales bénéficient d'un salaire et de formations. Ce sont toujours des femmes même si l'agrément implique le mari. 

2 - Ce qui est intéressant de noter dans cette histoire, c'est la relation entre pauvreté et nourrices. Si le Morvan a été la région la plus pourvoyeuse de nourrices à cette époque, d'autres provinces par essence « pauvres » fourniront leurs nourrices à cette industrie (Limousin, Sologne). D'autre part, l'exploitation de ces femmes et leurs conditions de travail sont très particulières ; elles se caractérisent par une transformation radicale de la cellule familiale et de ce fait du statut de la femme ; soit la famille se trouvait disloquée, la femme quittant le domicile pour de longues années, les enfants élevés par des tiers, le mari restant au foyer. L'arrivée dans la famille d'enfants « accueillis » pour des raisons financières influaient nécessairement sur la place de chacunE au sein du foyer. La forte mortalité infantile qui résultait de ce système n'est pas sans poser de question. 

 Je ne peux m'empêcher de faire un rapprochement avec la Gestation pour autrui qui conduit des femmes pauvres à louer leur ventre pour répondre au désir d'enfant de couples fortunés..... En effet, les mots communs aux deux situations sont : 

– femme riche qui ne veut pas allaiter son enfant
 – femme pauvre qui a un bébé et qui est embauchée pour allaiter ce nouveauné qui n'est pas le sien avec son propre lait 
• femme aisée qui ne peut avoir d'enfant 
• femme pauvre qui loue son ventre pour faire grandir cet enfant qui n'est pas le sien 

aussi 

– les familles aisées habitent Paris 
– la femme pauvre habite une province pauvre 
• les femmes stériles vivent en Occident, dans les pays dits riches 
• les femmes pauvres habitent en Europe de l'Est, en Inde... 

mais encore 

– les femmes riches obligent la nourrice à venir chez elles 
– la femme pauvre doit quitter sa famille pour nourrir le bébé en laissant son propre nourrisson, 
• la femme riche oblige la femme à être accueillie dans une structure spécialisée, structure qui peut être loin de chez elle 
• la femme pauvre doit quitter les siens pendant la grossesse et se conformer aux exigences du couple demandeur de plus – la femme riche loue le corps de la nourrice 
– la femme pauvre utilise son propre lait pour nourrir le bébé de sa patronne 
• la femme riche loue le ventre de la femme pauvre 
• la femme pauvre met à contribution son corps pour accueillir un bébé qui ne sera pas le sien après l'accouchement 

j'ajouterai en vrac 

– le salaire des femmes nourrices et indiennes est indispensable pour la vie de la famille. 
– l'utilisation d'agences qui servent d'intermédiaires
 – le boulversement de la famille pauvre du fait de ces contrats. 

Et surtout, 

- le fait que dans les deux cas, la femme utilise directement son corps comme outil de travail......... 

En conclusion, nous n'en avons pas fini avec l'exploitation qui au fil des siècles sait s'adapter aux exigences du patriarcat. La gestation pour autrui en est une nouvelle forme et la légaliser serait une défaite. Sachons se servir des leçons du passé.

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