ALLAITER EN PUBLIC, ce n'est pas une évidence - La Tribune Libre

ALLAITER EN PUBLIC, ce n'est pas une évidence

Je vais vous raconter une histoire : elle est inspirée de faits réels.
Figurez vous que récemment, par un beau jour de septembre, j'aperçois une femme en train d'allaiter son bébé ; elle est installée sur un banc de jardin public parisien. Je m'asseois, juste en face.
Tout d'abord, vous allez rire, c'est moi qui suis gênée. J'ai le sentiment que mon regard va la déranger. Je me perçois voyeuse, indiscrète, risquant de troubler cette scène qu'un peintre aurait pu saisir dans tout ce qu'elle avait de simple et de paisible.
Mon regard à moi ést bienveillant mais malgré tout, je ne suis pas à l'aise. Alors mentalement je me fais toute petite pour pouvoir continuer à admirer cette belle image un peu décalée dans ce tourbillon de bruits et de mouvements de la rue toute proche et des enfants accrochés aux araignées géantes du square d'à côté. Elle ? J'ai l'impression que le monde pourrait lui tomber dessus sans qu'elle s'en aperçoive tant elle est absorbée dans son tête à tête avec le bébé que je devine dans les replis d'une couverture lilas, à peine agitée par un petit bras qui surgit de temps à autre.
Et le sein, nu et généreux, apparait tout aussi fugace au hasard des plis de la couverture lilas ou du bras qui vient caresser la peau. La main de la maman le tient délicatement pour orienter le mamelon dans la bouche qu'on devine goulue.
Le temps s'est arrêté. Tout à coup, les graviers crissent, crissent de plus en plus fort ; ils se taisent subitement juste devant eux : «Vous devriez avoir honte de faire ça devant tout le monde. Il y a des enfants, ça ne se fait pas! » La silhouette tassée d'une femme âgée s'arrête exactement entre elle et moi. Je n'entends que cette phrase brutale. Je me lève tout aussi brusquement : « laissez-les tranquilles ; elle a le droit d'allaiter en public. » Elle se retourne surprise, cachant mal son irritation d'être contredite : « Elle ne fait pas d'exibitionnisme !!! » J'ajoute cette phrase un peu par provocation. C'est clair que dans le regard de cette grincheuse, j'ai perçu ce qui la gêne!!! Ce sein... nu ! Ne s'attendant pas à une telle réaction, elle disparait aussi vite qu'elle est venue. Devant moi, la femme pleure. Le sein et le bébé ont disparu dans la couverture lilas maintenant agitée par des pleurs.
Je m'approche doucement : « ne vous tracassez pas, il y a toujours des gens désagréables… . » Elle me regarde alors, visiblement boulversée : « Je ne supporte plus ces remarques stupides. Ce n'est pas la première fois et ça me pèse !... Son visage s'est fermé et maintenant, ses traits sont tirés : « Nous habitons un tout petit appartement et mon compagnon travaille de nuit ; aussi quand je peux, je pars avec le bébé pour le laisser dormir, et être tranquille avec lui. Je la sens à cran : « A la Caisse d'Allocations, je me suis fait rembarrer par un agent. À Pôle Emploi, on m'a demandé de quitter une réunion ! C'est moi qui fais toutes les démarches et je ne peux pas toujours laisser le petit !!!
Un silence pesant reflète toute la souffrance endurée. « Ma mère m'a dit que ça ne se faisait pas d'allaiter un bébé pendant un repas. Mais il a toujours faim !!! » Elle me montre alors son petit de quelques mois. Il a repris sa tétée comme si de rien était, rassuré que le sein brusquement retiré soit de
nouveau à disposition ! 
« Cet été, ma copine est allée à Disneyland avec ses enfants. Elle a été empêchée d'allaiter par un employé..... D'ailleurs les journaux en ont parlé!!!! »
Et oui effectivement je me souviens que Marlène SCHIAPPA, ministre de la
Citoyenneté, s'est agacée de voir le parc « stigmatiser les mères » ; Disneyland a fini par présenter ses excuses !
Elle reprend : «
Hier, j'étais dans un magasin de vêtements et la vendeuse m'a demandé d'aller dans la cabine d'essayage.... Il y a quelques jours, j'étais déjà sur ce banc et un monsieur m'a regardé, tellement malveillant que je suis partie. « couvrezvous, vous êtes indécente! » ; il criait et tout le monde s'est retourné. J'étais humiliée ! »


Face à ces quelques exemples qui, bien que rares, se répètent régulièrement, Fiona LAZAAR, députée LREM a proposé un texte de loi en juin 2021 intitulé « délit d'entrave à l'allaitement dans les espaces publics » puni de 1500 € d'amende. Pour ma part, je me demande si cette loi va être vraiment utile ! Dejà, l'article 222-32 du code pénal définit le délit d'exhibition sexuelle comme : « l'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public. » La jurisprudence ancestrale prévoit que trois conditions doivent co-exister : une attitude impudique voire offensante, commise en public avec la conscience de choquer. » Et c'est souvent ce qui est reproché aux mères ! L'exhibition de leur sein dans l'espace public.
Nous allons faire un pause musicale avec LANA qui chante PERLE DE LAIT. Je n'ai pas trouvé de chanson sur l'allaitement en public mais LANA nous donne une autre idée de la pression sociale exercée sur une femme qui allaite.



Ce problème est d'ailleurs ancien. L'AFP signale que des mères allaitant leurs enfants s'étaient regroupées devant l'Hôtel Claridge à Londres le 6 décembre 2014 après « un incident au cours duquel une des employéEs de l'hôtel a demandé à une femme de couvrir son sein pendant qu'elle allaitait. »
Pourtant le Code du Travail est clair : dans son article L1225-30, « Pendant une année à compter du jour de la naissance, la salariée allaitant son enfant dispose à cet effet d'une heure par jour durant les heures de travail. »
Ce sont souvent les proches qui émettent des réserves. La journaliste de BFMTV, Céline HUSSONNOIS-ALAYA, a interrogé la docteure Caroline CHAUTEMS, spécialiste en anthropologie de la naissance et la reproduction dans un article paru le 3 octobre dernier : « Ce qui est nouveau est leur visibilité. Pour cette chercheuse à l'Université de Lausanne, les femmes se sentent aujourd'hui plus
légitimes pour dénoncer ces comportements discriminants. Elles osent et cela s'inscrit dans un contexte plus large de libération de la parole des femmes comme pour le harcèlement de rue. Les réseaux sociaux le permettent également et représentent une plateforme qui peut susciter un élan de solidarité. »
La maman poursuit sur sa lancée, on dirait qu 'elle vide son cœur : « Dans les transports en commun, dans les restaurants où on demande aux mères d'allaiter dans les toilettes, vous vous rendez compte, dans les toilettes ! Quelle ignominie ! Et c'est toujours la même histoire : il faut vous couvrir, Madame ! Comme si je faisais le trottoir!! »
Pour Caroline CHAUTEMS, justement, la question est celle-là : l'allaitement est révélateur de la sexualisation du corps des femmes : « Dans notre contexte culturel, la fonction sexuelle des seins est davantage valorisée que leurs fonctions physiologique et nourricière. Avec cette grille de lecture, allaiter devient une transgression. Ainsi, lorsqu'une mère allaite son enfant dans l'espace public, les seins prennent une place et un statut inhabituels. Le sein allaitant ne correspond plus à l'idéal standardisé du sein esthétisé. Sans compter que le sein lactant est un sein actif. »
Elle ajoute un élément important, celui de la stigmatisation plus globale des fluides corporels (sueur, urine, etc.) « Dans notre société, les fluides doivent être contenus, l'enveloppe corporelle hermétique et les corps contrôlés. La sueur, par exemple, est perçue comme sale, c'est souvent embarrassant de suer. L'allaitement correspond à un corps qui fuit, ça en devient quelque chose de subversif. »
La maman se trouve dans une position vulnérable et supporte moins bien ces agressions ; elle vit un moment de vie particulièrement nouveau, déstabilisant ; son corps continue à changer après la naissance, il n'y a pas d'heure précise pour l'allaitement, elle est dépendante de lui 24 h/24, elle est fatiguée, les premiers mois étant éprouvants, beaucoup de sommeil en moins, le père ne peut la remplacer auprès du bébé, elle doit apprendre à gérer ses seins qui donnent ou pas le lait dont l'enfant a besoin, les effets secondaires comme les crevasses, le lait qui coule en dehors des tétées, les douleurs et l'apprentissage de la communication avec le bébé littéralement accroché à elle via le sein. Elle doit apprendre à vivre avec un nouvel être qui modifie complètement sa vie comme jeune mère ;….. bref beaucoup de boulversements en peu de temps. La conséquence peut être aussi l'apréhension à vouloir sortir de la maison, du coup se sentir plus seule et confrontée seule à cette nouvelle vie. Or une des premières causes des dépressions post-partum est l'isolement.
L'enjeu est donc de taille : il s'agit que l'espace public se fasse bienveillant et je ne pense pas qu'une loi suffise à résoudre le problème par une amende : c'est toute une société qui montre son hostilité par des remarques, mais aussi une place physique, matérielle pour tous ses membres : à ma connaissance, il n'existe pas d'endroit adapté pour accueillir confortablement une maman qui allaite son enfant en dehors de la maison.
Cette question entre dans la problématique plus général de l'espace public moins accueillant pour les femmes en général. Nous savons qu'il est conçu par et pour les hommes et que les femmes ne s'y sentent pas très bien, particulièrement la nuit. Les pouvoirs publics ont un rôle à jouer pour que les femmes reprennent possession de la ville, n'aient plus peur. Pour cela, ils ont à leur disposition « un
gender budgeting » dont nous avons parlé dans une tribune précédente. Il s'agit d'affecter une partie du budget communal à l'amélioration des espaces publics pour mieux accueillir les deux genres, étant entendu que le genre masculin prend beaucoup de place.
Et je pense qu'il s'agit vraiment une question de mentalité ; la banalisation de l'allaitement en public nécessite des aménagements qui ne sont pas forcément compliqués ou onéreux : ce peut être des places réservées dans les transports publics, les jardins publics, les salles d'attente dans les services publics, etc. Si la maman veut s'isoler, un rideau peut faire l'affaire et un fauteuil adapté
On voit bien que le monde évolue et les espaces pour changer les bébés se multiplient. Dans la même logique, les femmes qui allaitent en public doivent pouvoir trouver aussi cet accueil bienveillant qui est si important pour elles et les bébés qui en profitent. Le privé lui-même doit s'adapter, les Disneyland et autres restaurants ou magasins doivent pouvoir accueillir tous les publics ; nous connaissons leur résistances naturelles et les handicapéEs en savent quelque choses : si les rampes d'accès ou rampes adaptées sont plus nombreuses, leur nombre ne répond pas aux besoins de toutes les personnes en fauteuil roulant.
Il ne fait pas bon être dans la minorité !!!!
Tout à coup, un clocher tinte. Elle n'a pas vu l'heure passer. Elle se prépare à partir, le petit à nouveau disparu dans la couverture lilas. Elle me fait un petit salut et disparaît au détour d'un massif couleur lilas. Je reste sur mon banc,perdue dans mes pensées à revivre ces quelques instants, : que c'est dur d'être une femme !


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