J'ai vraiment découvert cette femme lors de l'exposition de ses œuvres au
Musée du Luxembourg qui a clôt ses portes le 15 janvier dernier.
J'ai été bluffée.
J'ai envie de vous parler d'elle en tissant des liens avec d'autres femmes artistes
dont le destin est aussi tragique.
Cette femme photographe « amateure » car elle n'en a jamais fait son métier se
définissait d'ailleurs comme « photographe de rue ». Jamais elle n'a exposé son
travail. Pourtant, son talent n'a rien à envier à celui de Cartier-Bresson ou Doisneau.
Je dirai que son regard à elle est peut-être plus aigu, sans complaisance, qui décrit de
manière incroyable ce qu'elle voit avec des qualités artistiques indéniables ; certaines
photos sont de véritables histoires.
Donc c'est une femme photographe, née à New York en 1926 et morte en
2009. Entre ces deux dates, deux personnages vont cohabiter : une femme originaire
d'un milieu très modeste qui doit survivre à une famille toxique. Quand il lui faut
travailler, elle est finalement « bonne d'enfants », « domestique », n'ayant jamais un
lieu à elle si ce n'est sa chambre de bonne qui change au gré de ses employeurs. Elle
finira si pauvre qu'elle devra fouiller les poubelles pour survivre. Grâce à trois enfants
qu'elle a élevés pendant 17 ans, qui apprennent par hasard sa destinée, elle est
accueillie dans une maison de repos dans laquelle elle finira ses jours à Chicago, sa
raison devenant de plus en plus défaillante.
Et puis, la femme photographe : rien ne la prédestine à savoir se servir d'un
Rollerfleix qu'elle acquèrera à 25 ans. A cette époque, c'est du matériel de
professionnel : « un format carré 6x6, des pellicules de douze poses, un système de
visée à hauteur du nombril qui permet de photographier avec discrétion, sans avoir
l'oeil collé à l'objectif et de prendre les sujets en contre-plongée pour un autre
regard. » (Gaëlle JOSSE « Une femme à contre-jour » Editions Notabilia dans lequel
j'ai trouvé plein d'informations). C'est déjà le hasard de la vie lui a fait rencontrer une
femme photographe reconnue naguère par la presse de Boston, Jeanne Bertrand, chez
qui sa mère et elle, âgée de 3 ans, vécurent quelques temps. Il semble que cette
personne ait cotôyé Vivian suffisamment longtemps pour lui apprendre la
photographie. Issue d'un milieu où l'argent manque, il faut une occasion unique pour
que Vivian ait pu approcher cette technique et en faire son medium.
Et ces deux personnages vont s'entremêler si fort : Vivian va photographier le
milieu d'où elle vient, celui de la pauvreté, de la misère, des petites choses qui font
l'épaisseur de la vie au ras du bitume : le marchand de journaux, une silhouette qui se
reflète dans la fenêtre d'une vitrine, une femme qui lit le journal par dessus l'épaule
d'une lectrice assise sur un banc, une vieille dame debout au milieu de gravats.
Beaucoup, beaucoup de photos noir et blanc, le regard juste, le sens de la composition
qui rend chaque cliché unique. Je trouve son regard clinique et bienveillant en même
temps. Il va droit au but. Elle s'essaiera aux nouvelles techniques telles que la
photographie couleurs, les films 8 & 16 mm, les K7 audio ; elle fait des interviews
dans la rue sur des sujets de société....jamais publiés !
Et là, je pense à SÉRAPHINE, cette femme peintre de Senlis. Elles seront
contemporaines (1864*1942). Elle aussi est d'origine très modeste; elle sera
domestique chez les bourgeois de Senlis. Elle aussi est autodidacte et commence à
peindre seule chez elle. La pauvreté l'oblige à acheter des seaux de peinture Ripolin.
Comme elle, elle éprouve ce besoin irrépressible de pratiquer son art et peint des
toiles de plus en plus grandes. Vivian se procure d'abord un petit Kodak vers 1948
qui ne la quitte jamais, pas plus que d'autres appareils qu'elle achètera au fur et à
mesure qu'elle s'aguérit ; ils sont toujours suspendus à son cou, comme faisant partie
d'elle-même.
Mais leurs expressions sont totalement différentes : à Séraphine, les couleurs
franches, les fleurs exubérantes, les bouquets débordants. On sent chez elle la
nécessité impérieuse de peindre ces motifs de fleurs qui jaillissent et s'organisent au
fil de l'inspiration de Séraphine la paysanne. Pour échapper à son quotidien ? Vivian
l'urbaine grave ses instantanés en noir & blanc à New York puis Chicago, plonge au
contraire au cœur de son quotidien sans vouloir le magnifier ou l'enlaidir. Elle
photographie ce qu'elle voit tous les jours. Ce qu'elle voit tous les jours, ce sont les
murs brique des grands immeubles, les panneaux de publicité en kaléidoscope, les
gravats, les poubelles, les voitures, le goudron des rues... et dans tout cela, des êtres
vivants (ou morts comme ce chat écrasé) qui vivent, survivent comme ils le peuvent
dans ce monde ingrat. Et Vivian photographie des clins d'oeil, des sourires ou des
larmes, beaucoup de portraits, des bouts d'histoire recueillis à la volée....mais aussi ce
matelas défoncé qui parle d'art, les tissus des robes qui chahutent à un arrêt de bus,
ces mollets d'enfants trop maigres qui s'entrechoquent, de la vie quoi !
Séraphine est repérée par un marchand de tableaux qui lui permet de vendre ses
toiles et de se faire connaître. Ne sachant gérer ses biens, elle finira seule et
misérable. Malade, elle sera internée à l'hôpital psychiatrique de Clermont dans
lequel elle mourra de faim en 1942, comme tant d'autres malades abandonnés
pendant la 2éme guerre mondiale.
Vivian aura une vie modeste mais qui lui permettra de voyager tant qu'elle
travaillera ; elle ira notamment en France, en Haute Savoire d'où sa mère est
originaire, . Quand elle ne pourra plus, ce sera la grande misère, la rue.
Contrairement à Séraphine la dévote, elle est cultivée, lit beaucoup les
journaux et suit l'actualité, affirme ses idées. On dirait en France qu'elle est de gauche
et de nombreux clichés relèvent du témoignage sur la société américaine de l'aprèsguerre. le maccarthisme puis les années 70.
Cependant, elle développera très peu de clichés. Alors pourquoi ? Pourquoi ne
pas avoir essayer de les diffuser ? C'est comme si la prise de vue était le moteur de
Vivian. Après ? Pas d'intérêt ? On sait qu'elle connait la valeur de son travail, ses
contemporains photographes.... Alors ? Le mystère reste entier.
L'autre grand sujet de son travail est.... elle-même. Elle se photographie
beaucoup. Pourtant, elle ne prend pas particulièrement soin de son physique ; ses
vêtements sont quelconques, sa coiffure sans charme. Elle se sert de son portrait pour
faire des essais de prise de vue (ombre, lignes, compositions...), un sujet d'étude, On
pense bien sûr à FRIDA KAHLO mais l'objectif de Vivian n'est pas du tout le
même ; Frida, (1907/1954) est une artiste mexicaine. A 18 ans, elle subit un très grave
accident dans un bus, qui l'oblige à rester alitée de très longues périodes de sa vie.
Bloquée dans son lit, elle commence à peindre. Elle aussi est autodidacte et utilise
son corps comme modèle. Ses portraits sont expressifs ; ils racontent sa vie, ses
larmes, ses peines, ses engagements. Les fleurs sont aussi très présentes comme dans
les œuvres de Séraphine mais elles ornent ses cheveux en couronnes extravagantes.
Elle se met en valeur tout en assumant son visage (je pense à ses sourcils qui se
rejoignent). Elle EST AU MILIEU de sa vie.
Vivian, elle aussi, est plongée dans la vie de son époque. Pourtant, ces photos
ne disent rien d'elle, de sa vie, de ses joies ou ses peines. Elle reste toujours en retrait.
Son visage est neutre, sans expression dans la majorité de ses clichés.
Alors que s'est-il passé ?
Si il n'y avait pas eu les photos, Vivian Maier serait restée une parfaite
inconnue, une Nanny qui aura laissé des souvenirs contrastés à ses différents
employeurs ou à leurs enfants. Et puis le destin prend les traits d'un jeune agent
immobilier, John Maloof. Il a acquis aux enchères en 2007 un ensemble de pellicules
non-développées, photographies, planches-contacts et négatifs entassés dans des
cartons qu'il a payés 400 dollars. Il les a achetés pour illustrer une revue d'histoire
locale de Chicago qu'il édite au sein d'une petite association. De fil en aiguille, bien
que non connaisseur, il s'aperçoit de la qualité exceptionnelle de ce matériel et décide
de se consacrer à la publication des photos de Vivian. Il faut savoir que, au départ,
peu de photos sont tirées sur papier. Il collecte environ cent mille clichés. Toute une
vie.
John Maloof aura beaucoup de difficultés pour l'identifier et retisser les
quelques fils de sa vie somme toute monotone et effacée, très loin de l'exubérance et
la vie tumultueuse de Frida. Il retrouvera Vivian grâce à l'avis de décès publié dans
un journal par les trois frères.
Et là aussi, ma pensée rejoint CAMILLE CLAUDEL, cabossée, abandonnée
dans un hôpital psychiatrique dans le sud de la France, dont le talent ne sera reconnue
qu'après sa mort. Ele est contemporaine à Séraphine dont elle va partager la triste fin,
malade, en asile psychiatrique et morte de faim en 1943. Elle est aussi née en 1864.
Camille a appris la sculpture et l'a pratiquée toute sa vie avec passion. Son talent a été
très vite découvert et elle a travaillé de longues années avec Auguste Rodin. Cette
liaison amoureuse et artistique lui a fait beaucoup d'ombre et elle n'a été découverte
par le public que bien des années après sa mort. Quand la séparation a eu lieu, il
semble qu'elle ne s'en soit jamais remise et les idées folles ont commencé à envahir
son esprit et briser son inspiration.
Contrairement à elle qui a détruit ses propres œuvres, Vivian procèdera par accumulation maladive de cartons qui à la fin de sa vie, vont encombrer ses chambres
de bonne successives et c'est finalement dans un garde-meuble qu'ils seront
abandonnés jusqu'à.....
Alors, peut-on répondre à cette question ; qui est Vivian Maier ? C'est
indéniablement une victime d'un système économique qui broie les individus et plus
particulièrement les femmes depuis sa naissance puisqu'elle est fille d'émigréEs
français et slovaques venus chercher un monde meilleur en Amérique au début du
XXème siècle. Rien ne lui sera épargnée par cette société qui à aucun moment ne
saura la protéger. Elle a réussi à s'éloigner de la violence de la délinquance qui
engloutira son frère aîné mais elle paiera le prix fort en se murant dans une vie
réduite à la stricte possibilité de manger, dormir, voyager et vivre de son art, ce
testament qui a failli lui aussi être englouti par la misère. Cette sublimation de son
passé me laisse impressionnée tant sa résilience et sa créativité sont fortes mais elle
sera écrasée, irrémédiablement écrasée, comme ses trois consœurs
La photo est son échappatoire, la marche aussi : elle marche, elle marche
beaucoup, la fille de la grande ville qu'elle parcourt en tout sens ; trekkeuse urbaine ;
elle photographie le monde qu'elle rencontre au cours de ses balades. Quand elle
garde des enfants, elle les emmène au dehors. Et marcher seule ne va pas de soi,
comme il ne l'est pas forcément aujourd'hui : la peur du danger que représentent les
hommes, Et puis la place de la femme est dans la cuisine !
Et elle voyage à une époque où « les routards » ne sont pas légions. Elle part
seule, audacieuse, téméraire : elle voyage dans le monde entier dès qu'elle le peut
alors que « l'Amérique célèbre la femme au foyer, la mère, l'épouse accomplie en
compagnie de son réfrigérateur, de sa cuisinière et sa panoplie de mixers. » écrit
Gaëlle dans son livre. Vivian est aux antipodes de ce modèle.
C'est cette part de liberté qui lui permettra de réaliser tous ces clichés comme
Frida, Séraphine ou Camille se sont évadées dans leur art, leur ultime moyen
d'expression. Comme elle, elles seront anéanties par le patriarcat qui aura le dernier
mot. Et cependant, toutes les quatre, et tant d'autres, nous laissent un matrimoine
extraordinaire.
Leur histoire tragique ne peut que nous révolter encore plus contre ce système
mortifère pour les femmes ;
!!!!!!! J'ai écrit cette tribune le regard scotché par les photos recueillies par John
Maloof dans le livre « Vivian Maier, street photographer »
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