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Et puis le 7 octobre, un nouveau front international s'est ouvert et le terrorisme s'ajoute à ce tableau déjà sombre : le Moyen Orient explose sous les assauts de politiques tout aussi masculines et extrémistes qui sèment sur toute la planète le racisme et la religion tels des nuages de mauvaise augure. Notre Europe, symbole de paix dans sa raison d'être, me paraît pathétique et fragile...
Et les
femmes ? Comme d'habitude, victimes. Mais aussi combattantes !
Quand on parle de combattantes, on pense aux métiers
habituellement recensés dans les armées tels que infirmières ou ambulancières -
noms féminins. Et il y a aussi des soldates tireurs d'élite,
mitrailleurs, conducteurs-mécaniciens de chars lourds, pilotes d'avion....-
noms masculins.
La présence de femmes dans les armées a été constatée dès le IVème siècle avant notre ère, à Athènes ou Sparte. Durant la 2ème guerre mondiale, le phénomène s'est amplifié dans de nombreux pays. Dans l'armée soviétique, près de un million de femmes ont servi dans différentes armes. Actuellement, 12 % des femmes soldates ukrainiennes occupent des postes de combat.
Pourtant, LA GUERRE N' A PAS UN VISAGE DE FEMME ! C'est le titre d'un livre que j'ai découvert par hasard. Il apporte un témoignage sur cette image des femmes à laquelle on ne pense jamais tellement la guerre est associée au monde masculin. Ce livre a été écrit et publié en 1983 par Svetlana ALEXIEVITCH, écrivaine biélorusse, prix Nobel de littérature 2015. Elle nous raconte des femmes qui font la guerre. Son récit donne un écho étrange à ce qui se passe en Ukraine, même si le conflit dont elle parle est la deuxième guerre mondiale. Ces femmes sont russes et se battent contre les nazis. L'auteure a rencontré de nombreuses femmes et a fait un impressionnant travail de journaliste. Elle raconte une guerre que je ne connaissais pas. Exceptionnellement, l'exploration de ce livre a été si dense que j'ai partagé le compte rendu avec vous en deux tribunes ; la première partie diffusée le mois dernier sur le recrutement et le quotidien des femmes soldates. Aujourd'hui, nous allons évoqué le regard des hommes et vice versa puis le retour à la vie civile après quatre années de guerre.
À travers ces témoignages, j'ai découvert un autre visage de la guerre, l'encadrement politique des soldates. Ces femmes connaissaient déjà les kolkhoses (les fermes collectives d'état), le Komsomol (organisation de la jeunesse du partie communiste de l'Union soviétique), le service politique qui maintenait leur degré de civisme ; tout cela était identique dans l'armée et s'ajoutait à la discipline militaire. Les témoignages recueillis ne remettent pas en cause ce système tant l'embrigadement était total et faisait partie de la vie quotidienne ; il donnait ainsi du sens à la vie des ces femmes engagées corps et âme pour la patrie. On comprend mieux ce qu'elles étaient capables de faire sur le terrain de combat.
En écoutant
ces femmes, Svetlana a été confrontée à une réalité déroutante qui en
quelque sorte, découle de cet embrigadement total : elle a souvent recueilli
deux témoignages différents d'une même personne selon que celle-ci était seule
avec elle ou bien que le voisinage ou la famille était présente :
« la
conversation, de fait, acquérait un caractère public. Il devenait difficile de
remonter jusqu'aux impressions personnelles, je me heurtais sans cesse à une
solide résistance intérieure. A une espèce d'autodéfense. Les souvenirs qu'on
m'exposait étaient comme soumis à une correction permanente. J'ai découvert que
le phénomène obéissait à une même sorte de loi : plus il y avait
d'auditeurs et plus le récit devenait terne et froid. Plus il ressemblait à ce
qu'on attendait normalement qu'il fût. [Les femmes] lui avaient raconté une
guerre - « comme je [l'aurais fait] à ma fille, pour que tu comprennes
ce que nous, toutes gosses que nous étions, avons été amenées à endurer. »-
mais en réservaient une autre à un grand auditoire -une guerre « telle que
les autres la racontent, telle que les journaux en parlent, faite d'exploits et
de héros afin d'éduquer la jeunesse en lui fournissant de nobles
exemples ».
J'ajouterai que cette seule la version masculine de la guerre est admise. On revient au fait que le lieu reconnu à la femme est la maison, endroit où est accueillie Svetlana, qui autorise un récit personnel, et quand elle s'exprime à l'extérieur, elle doit appliquer les codes du patriarcat.
Déjà, leurs rapports
avec les hommes sont une source permanente de malentendus ; c'est
compliqué, brutal, déroutant mais aussi
très fraternel : les hommes les appelaient souvent « les
frangines ». Le rapport de force est permanent. D'abord se faire
reconnaître, prouver qu'on est aussi compétentes.... parfois plus ! Leur
engagement a souvent été mal compris par leur famille, leurs supérieurs, leurs
« collègues », leurs troupes aussi car certaines commandaient des
unités ; il a fallu supporter leurs à prioris, les préjugés :
« Le lieutenant-chef était
beau garçon. Toutes nos filles en étaient un peu amoureuses. Il nous répétait
qu'à la guerre, c'était de soldats dont il avait besoin. Uniquement de
soldats... Mais j'avais aussi envie d'être jolie... Durant toute la guerre,
j'ai eu peur d'avoir les jambes estropiées. J'avais de jolies jambes. Pour un
homme, quelle différence ? Pour lui, même s'il perd ses jambes, ça n'est
pas bien grave. De toute façon, ce sera un héros. Un type qu'on peut épouser.
Mais dès lors qu'une femme se trouve mutilée, son destin est scellé. Son destin
de femme... »
Maria Nikolaïevna CHTCHELOKOVA, sergent, chef d'une section de transmission
Quand les hommes parlent des femmes ils disent. Les
quelques hommes interviewés par Svetlana : « Si on considère
l'Histoire, de tout temps, la femme russe ne s'est jamais contentée de regarder
son mari, son frère, son fils partir à la guerre et de se morfondre en les
attendant. Il y a des siècles, la princesse Yaroslavna montait déjà sur les
remparts pour verser de la poix bouillante sur la tête des ennemis. Mais nous,
les hommes éprouvions des sentiments de culpabilité à voir des gamines faire la
guerre, et ce sentiment m'est resté. (…)
Lorsque j'entendais raconter que nos infirmières prises dans un encerclement
tiraient sur l'ennemi pour défendre nos soldats blessés, parce que ceux-ci
étaient aussi désarmés que des enfants, je pouvais le comprendre. Mais prenez
cette autre scène : deux femmes qui rampent dans la zone neutre, armées
d'une carabine de précision, pour aller tuer...Je ne peux me défaire du
sentiment qu'il s'agit là malgré d'une sorte de chasse à l'homme. Moi-même j'ai
tiré sur l'ennemi... Seulement, je suis un homme....
-Mais l'ennemi
avait foulé leur terre, n'est-ce pas ? Il avait tué leurs proches ?
- Non, je n'arrive pas à imaginer que ma femme ait été un tireur
embusqué. J'aurais pu partir en reconnaissance avec une fille comme ça mais je
ne l'aurais pas épousée. Nous avons l'habitude de voire en une femme, une mère,
une fiancée. (…) La guerre est une affaire d'hommes. Y a-t-il donc trop peu
d'hommes dont l'histoire puisse faire un bouquin ? » (….)
- Y avait-il
place pour l'amour à la guerre ? lui demanda Svetlana
- J'ai rencontré beaucoup de jolies
filles parmi celles qui étaient au front, mais nous ne voyions pas des femmes
en elles. Même si c'était à mon sens des filles formidables. Seulement, elles
étaient pour nous des camarades qui nous ramenaient du champ de bataille, qui
nous sauvaient, nous soignaient. Deux fois, elles m'ont tiré d'affaire alors
que j'étais blessé. Comment aurais-je pu mal me comporter envers elles ?
Mais est-ce que vous-même pourriez vous épouser un frère ? Elles, elles
étaient comme nos sœurs.
- Et après la guerre ?
- Quand la guerre a été finie,
elles se sont retrouvées terriblement seules. Prenez ma femme, par exemple.
C'est une femme intelligente, et néanmoins elle a une attitude négative à
l'égard des filles qui ont combattu dans l'armée. Elle croit qu'elle partait à
la guerre pour se trouver des fiancés, que toutes s'arrangeaient pour y avoir
des aventures. Alors qu'en vérité, je vous le dis sincèrement, pour la plupart,
c'étaient des filles honnêtes. Parfaitement innocentes. Mais après la guerre...
Après la saleté, après les poux, après les morts... On avait envie de quelque
chose de beau. D'éclatant. On voulait de belles femmes.... J'avais un ami au
front qui était aimé d'une jeune femme tout à fait épatante, ainsi que je m'en
rends compte aujourd'hui. Elle était infirmière. Mais il ne l'a pas épousé
quand il a été démobilisé. Il s'en est trouvé une autre plus jolie. Et il est
malheureux en ménage. Maintenant, il pense souvent à son amour de guerre, elle
aurait été une bonne compagne pour lui. Mais après la guerre, il n'a pas voulu
l'épouser, car durant quatre ans, il ne l'avait toujours vu que chaussée de
bottes éculées, une veste matelassée sur le dos. Nous voulions oublier la guerre.
Et nous avons aussi oublié nos filles.
... »
X, chef de bataillon
de sapeurs et Y, partisan.
Combattantes vues par Caroline Fourest dans son diaporama « Soeurs d'armes »
Nous allons faire une pause musicale avec une musique qui est liée aux combattantes kurdes. J'ai pensé à elles qui se battent contre Daech, unité au sein de l'armée kurde et qui essaie de faire vivre des valeurs féministes.
« Il s'est écoulé des dizaines d'années avant que la célèbre journaliste Vera Tkatchenko écrive dans la Pravda un article sur nous, où elle expliquait que nous, les femmes, avions aussi fait la guerre. Elle y parlait des femmes vétérans qui étaient restées seules, avaient échoué à organiser leur vie et ne disposaient toujours pas d'un appartement (pour elle seule). Or, affirmait-elle, nous étions tous redevables à ces saintes femmes.C'est alors seulement qu'on a commencé, peu à peu, à leur prêter attention. Elles avaient entre quarante et cinquante ans et vivaient souvent dans des foyers. Finalement, il a été décidé de leur octroyer des logements individuels. Une de mes amies... Je ne la nommerai pas, de peur qu'elle le prenne mal... Elle était feldscher dans l'armée... Trois fois blessée. Après la guerre, elle est entrée à la faculté de médecine. Elle n'avait pas de famille, tous ses proches avaient disparu. Elle vivait dans la gène, faisait des ménages pour se nourrir...Mais jamais elle ne révélait à quiconque qu'elle était invalide de guerre. Elle avait déchiré tous ses papiers militaires. Un jour, je lui demande : « Pourquoi les as-tu déchirés ? » Elle fond en larmes : « Mais qui m'aurait épousée ? - Ma foi, c'est vrai. Tu as bien fait. » lui dis-je. Mais voilà qu'elle sanglote de plus belle : « C'est aujourd'hui que j'en aurais besoin de ces papiers. Je suis gravement malade. » Vous imaginez ? (…)
« Moi, je
voulais oublier. Je voudrais oublier. Ecrivez le : se rappeler de la
guerre, c'est continuer à mourir. De mourir et encore de mourir.... »
Olga Vassilievna PODVYCHENSKAÏA, soldat dans une unité de
la flotte de la Baltique.
À la fin de la guerre, d'autres
désillusions ont profondément blessé ces femmes qui avaient tout donné pour la
Patrie :
« Je
suis revenue dans mon village décorée de deux ordres de la Gloire et de
plusieurs médailles. J'ai vécu là trois jours ; le quatrième, maman est
venue me tirer du lit en disant : « ma chérie, je t'ai préparé ton
paquet. Il faut t'en aller, tu as deux jeunes sœurs qui n'ont pas fini de
grandir. Qui les prendras pour épouses ? … Tout le monde sait que tu as
passé quatre ans au front...Je ne tiens pas à en raconter davantage. Vous
n'avez qu'à parler, comme les autres, de mes décorations. »
« Quand nous sommes parties au
front, nous avions dix-huit, vingt ans, quand nous sommes revenues, nous en
avions vingt-deux, vingt-quatre. D'abord, ce fut la joie, puis la peur nous est
venue : qu'allions-nous faire dans la vie civile ? Nos amies avaient
eu le temps de décrocher leur diplôme à la fac, mais nous, qu'étions-nous
devenues ? Où était passée notre époque ? Notre époque avait été tuée
par la guerre. Nous, nous n'étions adaptées à rien.Tout ce que nous savions
faire, c'était la guerre. Nous avions le désir de nous en détacher le plus vite
possible. J'ai eu tôt fait de transformer ma capote de soldat en manteau, d'y
coudre de nouveaux boutons. Au marché, j'ai vendu mes bottes en simili-cuir et
je me suis achetée une paire d'escarpins. Lorsque j'ai enfilé une robe pour la
première fois, j'ai éclaté en sanglots. Je ne me reconnaissais pas dans le
miroir. Pendant quatre ans, n'est-ce pas, nous n'avions porté que le pantalon.
À qui pouvais-je confier que j'avais été blessée, commotionnée ? Essaie de
raconter ça, qui ira t'embaucher ensuite ? Je souffrais donc en silence de
mes jambes malades, j'étais très nerveuse... Nous restions muettes comme des
carpes. Nous ne disions à personne que nous avions été au front. Nous gardions
juste le contact entre nous, en échangeant des lettres. C'est plus tard qu'on a
commencé à nous couvrir d'honneurs, à nous convier à des réunions de vétérans,
mais les premiers temps, nous nous dissimulions. Nous ne portions pas nos
décorations. Les hommes les portaient, les femmes non. Les hommes étaient des
vainqueurs, des héros, des fiancés possibles, c'était leur guerre, mais nous,
on nous regardait avec de tous autres yeux. Je vais vous dire, on nous avait
confisqué la victoire. On nous l'avait échangé discrètement contre un bonheur féminin
ordinaire. On refusait de partager la victoire avec nous. Et c'était vexant,
incompréhensible... »
Valentina
Pavlovna TCHOUDAÏEVA, sergent, chef d'une pièce de DCA.
L'image dans la population était désastreuse : « les filles à soldat » qui cherchent les aventures mais ce qui m'a choquée dans ce livre est le peu de place accordé au harcèlement sexuel, viols et autres agressions sexuelles dont elles ont été victimes. J'ai noté un seul § à ce sujet, page 305 :
« Vous m'interrogez sur l'amour ? Je
n'ai pas peur de dire la vérité... J'étais EDC, ce qui veut dire épouse de
campagne... Epouse de guerre, si vous préferez. Une deuxième illégitime.
Mon
premier était chef de bataillon.... Je ne l'aimais pas. C'était un type bien,
mais je ne l'aimais pas. Pourtant je l'ai rejoint dans son gourbi au bout de
quelques mois. Que serais-je devenue sinon ? Il n'y avait que des hommes
autour de moi, alors mieux valait vivre avec l'un d'eux qu'avoir constamment
peur de tous. J'étais moins anxieuse pendant le combat, qu'après, surtout si on
était de repos et qu'on se retrouvait éloignés du front avant d'être regroupés.
Tant que l'ennemi tirait, tant qu'on était sous le feu, ils appelaient
« Infirmière ! Frangine ! » mais après le combat, chacun te
guettait... Impossible la nuit de sortir de son gourbi. Les autres filles ne
vous l'ont pas dit ? Je pense qu'elles ont eu honte... Elles ont préféré
passer ça sous silence. Elles sont trop fières ! Mais c'est comme ça que
les choses se passaient....(...) Et puis pour les hommes, c'était dur de rester
quatre ans sans femmes... Dans notre armée, il n'y avait pas de bordel et on ne
distribuait pas non plus des comprimés. Peut-être ailleurs prenait-on attention
à ce problème, mais pas chez nous. Seuls les chefs pouvaient se permettre des
privautés, mais pas de simples soldats. C'était passible de sanctions. Mais on
en parle pas.... Moi par exemple, au bataillon, j'étais la seule femme et je
partageais un gourbi avec d'autres. Tous des hommes. On m'avait attribué une
place à l'écart mais de quel écart pouvait-il être question quand le gourbi ne
faisait pas six mètres carrés ? Je me réveillais la nuit car j'agitais les
bras sans arrêt : je giflais l'un, je tapais sur les mains d'un autre... »
Sofia, brancardière
« Après
la guerre,j'ai habité dans un appartement communautaire.Toutes mes voisines
avaient un mari, elles passaient leur temps à me chercher noise. Elles
m'insultaient : « ha, ha, ha... Raconte-nous donc comment tu b...
là-bas avec les hommes... »
À
la guerre, j'avais connu un homme, après la guerre, j'en découvrais un autre. À
la guerre, les hommes sont différents. Sans femmes, ils sont différents. Sans
femmes et devant la mort... Devant
les balles.... »
Ekaterina Nikititchna SANNIKOVA, sergent tirailleur.
« Comment la patrie nous a-t-elle
accueillie ? Je ne peux en parler sans verser de larmes...Quarante ans ont
passé mais mes joues brûlent encore ? Les hommes se taisaient, et les
femmes ?... Elles nous criaient : « Nous savons bien ce que vous
faisiez là-bas ! Vous couchiez avec nos maris. Putains à soldats !
Salopes en uniforme !... » Elles avaient mille manières de nous
injurier...
Klavdia, tireur d'élite
Le patriarcat est certainement le mieux représenté dans le monde militaire. Toujours. Je pense que, même si les mentalités évoluent et que les femmes se font petit à petit une place, c'est dans un milieu idéologique où elles sont soldats avant d'être femmes et qu'il n'y a pas ou peu de place pour leur spécificité féminine. Je pense évidemment aux combattantes kurdes qui essaient de se faire reconnaître féministes. Je salue leurs valeurs mais je ne crois pas qu'elles y arriveront. À mon grand regret. Elles sont au royaume des prédateurs légitimés. La construction militaire axée sur la hiérarchie et le pouvoir du chef est un modèle d'inégalités et d'injustices, pas vraiment en phase avec l'égalité femme/homme. En ce qui me concerne, je réaffirme cet idéal de « ni dieu, ni maître » ; de facto, le modèle militaire qui est la quintessence de l'ordre patriarcal, largement illustré dans ces articles, est à l'opposé de ces valeurs, hier, comme aujourd'hui... Pourtant, il faut bien savoir se défendre de manière collective... Est-ce que l'organisation militaire telle que nous la connaissons est indépassable ?
dans la gène, faisait des ménages pour
se nourrir...Mais jamais elle ne révélait à quiconque qu'elle était invalide de
guerre. Elle avait déchiré tous ses papiers militaires. Un jour, je lui
demande : « Pourquoi les as-tu déchirés ? » Elle fond en
larmes : « Mais qui m'aurait épousée ? - Ma foi, c'est vrai. Tu
as bien fait. » lui dis-je. Mais voilà qu'elle sanglote de plus
belle : « C'est aujourd'hui que j'en aurais besoin de ces papiers. Je
suis gravement malade. » Vous imaginez ? (…)
« Moi, je
voulais oublier. Je voudrais oublier. Ecrivez le : se rappeler de la
guerre, c'est continuer à mourir. De mourir et encore de mourir.... »
Olga Vassilievna PODVYCHENSKAÏA, soldat dans une unité de
la flotte de la Baltique.
À la fin de la guerre, d'autres
désillusions ont profondément blessé ces femmes qui avaient tout donné pour la
Patrie :
« Je
suis revenue dans mon village décorée de deux ordres de la Gloire et de
plusieurs médailles. J'ai vécu là trois jours ; le quatrième, maman est
venue me tirer du lit en disant : « ma chérie, je t'ai préparé ton
paquet. Il faut t'en aller, tu as deux jeunes sœurs qui n'ont pas fini de
grandir. Qui les prendras pour épouses ? … Tout le monde sait que tu as
passé quatre ans au front...Je ne tiens pas à en raconter davantage. Vous
n'avez qu'à parler, comme les autres, de mes décorations. »
« Quand nous sommes parties au
front, nous avions dix-huit, vingt ans, quand nous sommes revenues, nous en
avions vingt-deux, vingt-quatre. D'abord, ce fut la joie, puis la peur nous est
venue : qu'allions-nous faire dans la vie civile ? Nos amies avaient
eu le temps de décrocher leur diplôme à la fac, mais nous, qu'étions-nous
devenues ? Où était passée notre époque ? Notre époque avait été tuée
par la guerre. Nous, nous n'étions adaptées à rien.Tout ce que nous savions
faire, c'était la guerre. Nous avions le désir de nous en détacher le plus vite
possible. J'ai eu tôt fait de transformer ma capote de soldat en manteau, d'y
coudre de nouveaux boutons. Au marché, j'ai vendu mes bottes en simili-cuir et
je me suis achetée une paire d'escarpins. Lorsque j'ai enfilé une robe pour la
première fois, j'ai éclaté en sanglots. Je ne me reconnaissais pas dans le
miroir. Pendant quatre ans, n'est-ce pas, nous n'avions porté que le pantalon.
À qui pouvais-je confier que j'avais été blessée, commotionnée ? Essaie de
raconter ça, qui ira t'embaucher ensuite ? Je souffrais donc en silence de
mes jambes malades, j'étais très nerveuse... Nous restions muettes comme des
carpes. Nous ne disions à personne que nous avions été au front. Nous gardions
juste le contact entre nous, en échangeant des lettres. C'est plus tard qu'on a
commencé à nous couvrir d'honneurs, à nous convier à des réunions de vétérans,
mais les premiers temps, nous nous dissimulions. Nous ne portions pas nos
décorations. Les hommes les portaient, les femmes non. Les hommes étaient des
vainqueurs, des héros, des fiancés possibles, c'était leur guerre, mais nous,
on nous regardait avec de tous autres yeux. Je vais vous dire, on nous avait
confisqué la victoire. On nous l'avait échangé discrètement contre un bonheur féminin
ordinaire. On refusait de partager la victoire avec nous. Et c'était vexant,
incompréhensible... »
Valentina
Pavlovna TCHOUDAÏEVA, sergent, chef d'une pièce de DCA.
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