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« Je suis une femme kanak
de ce pays. Je suis née à Iaaï. »
Ces mots simples, Susanna Ounei (1945 – 2016) militante
indépendantiste kanake et féministe océanienne les portait comme une
déclaration d’identité et de dignité, face à un monde qui avait tout fait pour
les lui nier.
Dès ses
premiers engagements, elle s’impose comme une figure incontournable du combat pour l’indépendance de Kanaky
et pour l’émancipation des femmes. Militante infatigable, intellectuelle
engagée et activiste sans relâche, elle marque son époque par une force de
caractère exceptionnelle.
Dès ses
premiers engagements, elle s’impose comme une pionnière d’un féminisme autochtone radical, ancrant la cause
des femmes dans celle de l’indépendance kanak.
sa voix intransigeante a marqué son
époque, reliant la lutte contre le colonialisme et contre le patriarcat.
Toute sa vie, elle a
lutté sur deux fronts : contre le colonialisme français… et contre le
patriarcat. Deux combats, un seul objectif : la dignité. Une conviction qui,
aujourd’hui encore, résonne avec force. Son credo, celui qui guide chacun de
ses pas :
« Il faut qu’on arrive à se décoloniser, à se
décoloniser l’esprit ! »
Se transformer de
l’intérieur, reconstruire l’identité kanak, rendre aux femmes leur pleine
dignité… voilà la boussole qui l’a toujours guidée.
Pour comprendre son combat, il faut revenir à son enfance, dans un pays profondément meurtri…
Quand elle voit le jour, en 1945, la Nouvelle-Calédonie est une terre blessée. Annexée par la France en 1853, son peuple a été dépossédé de ses terres, enfermé dans les « réserves » et soumis au code de l’indigénat, un système à la fois absurde et brutal. Imaginez : danser, refuser un ordre, être accusé d’« insubordination »… pouvait vous envoyer en prison ou aux travaux forcés. L’autonomie était réduite à néant.
En quelques décennies seulement, la population chute dramatiquement. Avant l’annexion française en 1853, elle comptait environ 70 000 à 80 000 Kanak. Mais entre guerres, répressions, maladies et dépossession des terres, elle tombe à moins de 27 000 âmes en 1926. Même le général Trentinian reconnait l’ampleur du désastre :
« Les abus de l’annexion des terres ont détruit la vie traditionnelle et sont responsables des révoltes. »
C’est dans cette société fracturée que naît Susanna, le 15 août 1945, à Ouvéa. Elle grandit à Tyé, à Poindimié, dans une famille profondément attachée à la culture kanak. Elle puise sa force dans la résilience des femmes de son clan, ces modèles de courage qui, dans l’ombre, maintiennent la vie et la culture envers et contre tout.
Comme beaucoup d’enfants kanaks, elle n’est pas élevée uniquement par ses parents. Dans la tradition, l’éducation est l’affaire de tout le clan. Oncles, tantes, grands-parents… tous participent à l’éveil de l’enfant. Les anciens transmettent la mémoire et les récits, les oncles incarnent l’autorité éducative, les tantes veillent au quotidien, et les grands-parents conservent la mémoire vivante de la famille.
Cette éducation collective marque profondément Susanna. Elle
baigne dans une chaleur humaine qui lui donne la certitude d'appartenir à un
peuple, à une histoire. Mais elle connait aussi la contradiction douloureuse de
l'école coloniale. Là, sa culture est effacée, sa langue ignorée, ses savoirs
humiliés.
Avant
même ses premiers engagements politiques, elle vit dans sa chair la double
domination coloniale et sexiste. Son premier emploi, comme employée de maison
pour des familles de colons à Nouméa, est une expérience marquante. Là, elle
subit le mépris de classe, le racisme, et la condition de femme indigente au
service des maîtres. C’est là que s’enracine sa conviction : la libération des
femmes passe nécessairement par l’indépendance économique et la fin de
l’exploitation coloniale.
Pourtant, elle se souvient aussi
de moments simples et tendres :
« Mon père travaillait à la
gendarmerie de Païta. Là-bas, j’attrapais en cachette des crabes, en passant
sous les barrières des colons… »
Ces souvenirs, à la fois doux et marqués par
la domination, illustrent le contraste entre la richesse de la transmission
coutumière et la violence imposée par l’école. C’est dans ce contraste qu’est
née sa conscience rebelle : Susanna comprend très tôt que la mémoire et
l’éducation peuvent devenir des armes de libération.
Cette
enfance façonne sa conscience. Très vite, viennent les premières révoltes … et
les premières répressions.
En 1974, à Nouméa, Susanna Ounei ose protester contre la célébration du 24
septembre 1853… la date de l’annexion de son pays, la Nouvelle-Calédonie, par
la France. Pour elle, ce jour est une insulte à son peuple, à son histoire. Elle manifeste. Et
pour cela, elle est arrêtée, maltraitée.
Mais cette répression
n’est pas un cas isolé. À cette époque, plusieurs femmes kanaks se lèvent elles
aussi pour dénoncer l’ordre colonial… et le patriarcat qui le soutient. Parmi
elles, une autre grande figure : Déwé Gorodey. Ensemble, elles ouvrent une
brèche, une ouverture vers un nouveau type de lutte..
Quelques années plus
tard, Susanna franchit un pas décisif. Elle fonde le Groupe des Femmes Kanak et
Exploitées en Lutte, le GFKEL, premier collectif féministe kanak autonome
rattaché au FLNKS (Le Front de libération nationale kanak et socialiste), qui pose
les bases d’un féminisme autochtone militant, affirmant haut et fort que la
lutte contre la colonisation ne peut être dissociée de celle contre le sexisme.
Le GFKEL n’est pas un simple cercle de discussion. C’est une force d’action concrète directe, qui soutient les ouvrières et les employées de maison : aide juridique, solidarité financière, accompagnement dans les conflits… rien n’est laissé au hasard. Mais il va encore plus loin : il dénonce les violences obstétricales, les mauvais traitements dans le système de santé colonial… Pour Susanna, le contrôle du corps des femmes est un véritable champ de bataille. Son féminisme, enraciné dans la vie des plus vulnérables, lie intrinsèquement lutte des classes et émancipation des femmes.
Dans les années 1980, son militantisme lui coûte son emploi à Nouméa. Elle
choisit alors l’exil, non comme une fuite, mais comme une stratégie de
protection pour sa famille et pour renforcer sa lutte. Elle part en
Nouvelle-Zélande avec son mari et ses enfants, leur donnant la nationalité
néo-zélandaise pour leur assurer un futur hors du cadre colonial. Elle confie :
« Je me suis plutôt exilée. Je suis partie avec mon mari y vivre là-bas. Il m’a présenté ses enfants. Maintenant, nous ne sommes plus ensemble mais nous sommes restés amis… Pour mes enfants, je voulais leur donner une nationalité kiwi au cas où… On ne sait jamais ! »
Discrète sur sa vie privée, elle revendique surtout la solidarité
communautaire comme héritage essentiel à transmettre.
Là, elle apprend l’anglais, étudie la sociologie à Canterbury et
s’approprie les outils du droit international et des sciences sociales, non
pour s’assimiler, mais pour nourrir le combat kanak. Comme elle le dit
elle-même :
« Je n’ai rien à cirer de leur université
bourgeoise ! Mais j’ai beaucoup lu à Canterbury… et beaucoup de choses m’ont
révolutionnée ! »
Pour
elle, même la Bible a été une arme de colonisation :
« On nous disait de ne pas tuer et de ne pas
voler car Dieu serait mécontent, … pendant qu’on massacrait les nôtres et qu’on
volait nos terres. »
En Nouvelle-Zélande, Susanna tisse aussi
des alliances avec les mouvements maoris, aborigènes et les nations du
Pacifique, faisant de la Kanaky une cause internationale et appliquant à grande
échelle le principe de solidarité qu’elle prône.
AUDIO : 3 - Femme kanak - Gurejele
Mais pour Susanna Ounei, la solidarité n’a de sens que si
elle est aussi vécue chez elle, en Kanaky. Elle lie donc féminisme et
indépendance en un seul combat dénonçant toutes les injustices qui
touchent les femmes, y compris au sein même de la société kanake, où elles sont
exclues des décisions politiques. Elle critique aussi un certain féminisme
occidental, souvent éloigné des réalités coloniales :
« En tant que Kanak,
je suis fortement en désaccord avec la vision du féminisme libéral selon
laquelle nous sommes toutes des femmes confrontées au même problème de la
suprématie masculine… »
À Nairobi en 1985, elle
lance un cri d'alarme :
« Quand on dit que le
Pacifique est un paradis… c’est une vision superficielle. En réalité, le peuple
kanak meurt un peu chaque jour depuis 1853. »
Susanna met des mots sur
une réalité crue : en Kanaky, les femmes subissent une double domination, patriarcale et
coloniale.
Les violences domestiques et
sexuelles s'articulent directement avec la dépossession foncière et
l'oppression coloniale. Cette vision puissante fonde un féminisme anticolonial
et antiraciste, qui inspire encore les chercheuses d'aujourd'hui.
Derrière l’activiste se révèle une penseuse décoloniale visionnaire.
Sa critique dépasse largement les seules structures politiques. Elle montre comment le colonialisme et l’Église ont imposé une vision binaire et restrictive du genre et de la sexualité, effaçant les fluidités et les pratiques qui existaient autrefois.
Mais Susanna refuse la posture de victime. Elle appelle les femmes à prendre leur pouvoir, à agir et à
s’organiser elles-mêmes : «
Prenez la parole, organisez-vous, ne laissez personne définir à votre place ce
qui est bon pour vous. »
Mais son engagement ne s’arrête pas là. Dans les années
1980 et 1990, Susanna Ounei s’engage dans un autre combat vital pour le
Pacifique : la lutte contre les essais nucléaires français.
Elle rejoint le
mouvement Nuclear Free and Independent Pacific (NFIP) et travaille au Pacific
Concerns Resource Centre (PCRC) aux Fidji, comme directrice adjointe à la
décolonisation. Là, elle défend les droits des peuples colonisés, la justice
environnementale, les luttes des femmes et les solidarités océaniennes. Son
action s’inscrit dans un vaste réseau militant où la souveraineté des peuples
autochtones se lie intimement à la protection de la terre et de l’océan.
Sans détour, elle met en
cause la responsabilité de la France :
« La seule façon sûre de
mettre fin aux essais nucléaires français une bonne fois pour toutes est que la
France renonce au contrôle de Kanaky, Tahiti et des îles Wallis et
Futuna.
Elle rappelle aussi le
prix payé par les peuples : en Nouvelle-Calédonie, un jeune homme de 18 ans est
mort lors d’une manifestation contre la venue d’un sous-marin nucléaire
français à Nouméa. Pour Susanna, cette tragédie montre que la lutte
antinucléaire ne peut jamais être séparée de la lutte anticoloniale.
Et ce combat, Susanna va le porter au-delà
des frontières : elle devient une militante internationale.
Dans ces années, elle contribue à la création du réseau Omomo Melen,
destiné à donner une voix aux femmes du Pacifique sur la scène internationale.
Partout où elle se rend – aux Fidji, en Nouvelle-Zélande, à Pékin – elle
martèle le même message :
« La liberté des peuples et la
préservation de la terre sont inséparables »
À la Conférence mondiale sur les femmes de Pékin en 1995, elle dénonce les
violences domestiques, les agressions sexuelles et les normes de genre héritées
du colonialisme, articulant féminisme et lutte pour la justice
environnementale. Elle résume son combat :
« C’est un combat à triple niveau : le respect
de la femme en elle-même, la femme colonisée et la femme dans le
néo-colonialisme. »
Installée en Nouvelle-Zélande à partir des années 2000, Susanna poursuit son engagement au sein du PCRC et de multiples réseaux militants, défendant les droits des peuples autochtones et un féminisme océanien ancré dans les réalités locales.
Face à un féminisme occidental parfois perçu comme déconnecté, elle
réaffirme avec force :
« Nous ne nous identifions
pas à leur lutte. Si elles ont un problème avec leurs maris chez elles, c’est
leur problème, comme c’est le nôtre quand nous luttons à l’intérieur de notre
propre mouvement. »
Mais
Susanna n’est pas seulement militante : elle est aussi intellectuelle et autrice. En 2002, elle publie un texte majeur, « Coutume, supercherie et le mythe de la
décolonisation en Nouvelle-Calédonie ». Elle y critique la façade que
représentent selon elle les Accords de Matignon et de Nouméa :
« Les
Kanak restent un peuple colonisé. »
Elle dénonce l’utilisation de la coutume
comme alibi, vidée de sa substance, détournée par des valeurs importées de
France
« Ces personnes pervertissent la
coutume avec des valeurs bourgeoises françaises arrogantes. »
Lucide, elle écrit aussi :
« Une femme a un rang qui dépend de celui de
son père, de ses frères et de son mari. Dans les réunions, elle participe au
processus de décision, mais de manière indirecte. Elle n’a pas le droit de se
lever et de prendre la parole publiquement devant tout le monde. »
Dans ses autres écrits, elle est intraitable :
· Sur la contraception : « Avant, nous avons toujours eu la contraception...
Mais depuis l’arrivée de l’Église, il est devenu un crime d'en parler... »
· Sur les violences : « Rien dans la coutume ne dit que la femme doit être
battue ou violée... C’est un grand mensonge pour préserver leur pouvoir. »
· Sur l'indépendance : « Il nous faut lutter ardemment pour faire comprendre aux hommes qu’une Kanaky libre est pour tous. Pas seulement l’indépendance pour les hommes, mais l’indépendance pour tous. »
Sa pensée est limpide : pour Susanna Ounei, l’indépendance, la justice écologique et l’émancipation des femmes
forment un seul et même combat.
Susanna Ounei
s’éteint en 2016, à Wellington. Mais son héritage, lui, est bien vivant.
Son corps est rapatrié à Ouvéa, son île
natale, et inhumé selon la coutume kanake.
Mais ses paroles, elles, sont toujours vivantes. « Nous avons grandi en
voyant comment nos parents étaient humiliés. »
Et son
héritage ne reste pas figé dans le passé : il nourrit encore les
combats d’aujourd’hui.
Il ne se limite pas aux écrits. Il est vivant, il inspire les nouvelles générations de militantes kanakes et océaniennes qui, dans des collectifs décoloniaux ou à travers l’art, revendiquent son intransigeance et sa vision radicale. Son travail est étudié dans les universités internationales comme une contribution majeure au féminisme intersectionnel et à la pensée décoloniale. Des chercheuses comme Françoise Vergès la considèrent comme une pionnière.
Elle nous a légué, ce message essentiel : « Comprendre l’histoire de Kanaky, c’est comprendre que nos luttes pour la terre, la culture et la souveraineté ne peuvent être dissociées des luttes des femmes kanakes. »
Aujourd’hui, ce message continue de guider celles et ceux qui poursuivent
la lutte pour la liberté, l’égalité et
la justice.
Audio 4 - Sya - Kanaky
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