Tawhida Ben Cheikh (1909-2010)

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« L’éducation est la première médecine du peuple. »

Ces mots de Tawhida Ben Cheikh (1909-2010) résument une vie entière consacrée à soigner et à instruire.
Née à Tunis au début du XXᵉ siècle, elle fut
la première femme musulmane médecin du monde arabe, mais aussi une pionnière du féminisme maghrébin.

Dans une société où les femmes n’avaient ni droits civiques ni accès à l’université, elle osa rêver d’une blouse blanche. D’abord première bachelière tunisienne musulmane, puis gynécologue, elle bâtit sa carrière autour d’une conviction :

« Soigner une femme, c’est soigner la société. »

Sans jamais se dire militante, chacun de ses gestes fut un acte de résistance : contre les traditions, contre le colonialisme, contre le silence imposé aux femmes. Son parcours, fait de courage tranquille et d’humanité, a ouvert la voie à des générations entières.

I. Enfance et éducation dans un monde patriarcal

Tawhida Ben Cheikh naît à Tunis en 1909, dans une famille aisée mais attachée aux traditions, sous le protectorat français.
Son père meurt alors qu’elle n’a que huit ans. Sa mère,
Halouma Ben Ammar, femme instruite et déterminée, élève seule ses enfants, un geste rare dans une société où les veuves sont souvent réduites au silence.

« Je viens d’une famille tunisienne bien connue. Je n’ai jamais connu mon père… Ma mère fut ma première école. Elle m’a appris qu’on peut être femme et tenir debout seule. »

Dans cette maison où le savoir est sacré, Tawhida grandit entourée de livres. Elle refuse que son frère soit privilégié parce qu’il est un garçon et interroge déjà le monde :

« Pourquoi ne voit-on jamais de femme médecin ? »

Malgré la pression des traditions, sa mère ne cède jamais. Elle veut pour ses filles une éducation complète et moderne.

« Elle a veillé à ce que nous ayons tous une éducation secondaire. Mes sœurs et moi avons été les premières filles tunisiennes à terminer l’école secondaire. C’est comme ça qu’elle était, ma mère. »

À douze ans, Tawhida entre à l’école des sœurs de la rue du Pacha, puis au lycée Armand-Fallières de Tunis, alors réservé aux garçons. La présence d’une jeune fille musulmane dans cet établissement fait scandale :

« Une fille à Carnot ? Quelle honte ! »

Mais Halouma Ben Ammar tient tête à la famille : en 1928, Tawhida devient la première bachelière tunisienne musulmane. Elle confiera plus tard :

« À l’époque, étudier, c’était désobéir. Et désobéir, c’était déjà exister. »

Encouragée par les réformistes Tahar Ben Ammar et Tahar Haddad, elle rêve d’étudier la médecine. Lorsqu’elle confie ce rêve au docteur Étienne Burnet de l’Institut Pasteur, celui-ci lui dit :

 « Alors, va à Paris, entre par la grande porte ! »

Une assemblée d’hommes s’y oppose ; sa mère répond simplement :

« Faites-les monter ; ce ne sont pas les premiers hommes ni les derniers que je verrai. »

Elle défend la cause de sa fille avec des mots d’une modernité saisissante :

« Beaucoup voyagent pour le plaisir, ma fille voyagera pour le savoir. La recherche de la connaissance est un devoir de chaque homme et de chaque femme. »

Ce geste maternel ouvre une brèche : en 1929, Tawhida quitte Tunis pour Paris.

II. Études à Paris : solitude, racisme et apprentissages

Le départ est un arrachement.

« C’était une autre planète. J’avais peur, mais je ne voulais pas reculer. »

Elle s’installe dans une petite chambre du Foyer international des étudiantes. Elle découvre la solidarité entre étudiantes venues du monde entier, mais aussi le froid, la solitude et le racisme. Elle écrit à sa mère :

 « Je suis seule, mais libre. Et cette liberté vaut toutes les solitudes du monde. »

D’une rigueur exemplaire, elle obtient un diplôme de physique-chimie-biologie, puis intègre la Faculté de médecine de Paris. Unique Nord-Africaine de sa promotion, elle affronte les préjugés :

« Une Tunisienne en médecine ? Vous allez soigner des femmes voilées ? »

Elle encaisse sans répondre :

 « On me voyait comme une étrangère, mais je me voyais comme une étudiante. Ce n’était pas une question de race ou de religion, mais de travail. »

Active au sein de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord, elle participe à des débats sur la condition féminine et affirme déjà sa vision :

« Je suis nationaliste, j’aime mon pays et cherche par tous les moyens à le faire accéder au rang de pays développé. »

Passionnée d’obstétrique et de pédiatrie, elle écrit dans ses carnets :

« Chaque femme qui franchit la porte d’une salle de cours en ouvre mille autres derrière elle. »

En 1936, elle soutient sa thèse de doctorat : Contribution à l’étude du myxœdème chez le nourrisson.

Elle devient la première femme musulmane médecin du monde arabe.

La presse tunisienne titre :

« Une jeune fille tunisienne, docteur en médecine à Paris ! »

Elle dira plus tard :

« J’avais obtenu un diplôme, mais je savais que le plus dur commençait. »

Elle choisit alors de rentrer en Tunisie :

« Ma place était là-bas, parmi les femmes de mon pays. »

Son retour en Tunisie est célébré comme un symbole d’espoir et de modernité. Elle dira simplement :

« Je n’ai pas voulu prouver que la femme valait l’homme, mais qu’elle valait la peine qu’on lui fasse confiance. »

Emel Mathlouthi - kelmti horra (My Word is Free)



III. Première femme médecin en Tunisie : une carrière au service des femmes

De retour à Tunis en 1936, elle est la première femme arabe et musulmane à exercer la médecine.

Elle débute à l’hôpital Charles-Nicolle, puis ouvre en 1940 son cabinet dans la médina, dédié à la santé des femmes.

Ce lieu devient un espace d’écoute et de confiance où toutes sont accueillies sans distinction.

« Soigner une femme, disait-elle, c’est soigner une famille, et soigner une famille, c’est soigner une nation. »

Elle parle à ses patientes dans un arabe simple, rompant le silence autour du corps féminin.

Surnommée la tabiba, la docteure des pauvres, elle soigne souvent gratuitement et se rend dans les quartiers défavorisés, mallette à la main.

Confrontée à la mortalité maternelle et infantile, elle se spécialise en obstétrique puis en gynécologie.

Sa fille Zeïneb Benzina se souvient :

« On la surnommait le médecin des pauvres, car elle exerçait dans un quartier très populaire et ses patients vivaient dans des conditions difficiles. À l’époque, les femmes venaient souvent la voir pour accoucher. C’est ainsi qu’elle est devenue obstétricienne puis gynécologue. »

IV. Engagement pour la santé reproductive et le planning familial

Dans les années 1950-1960, après l’indépendance, Tawhida Ben Cheikh joue un rôle clé dans la modernisation du système de santé.

En 1955, elle prend la direction du service d’obstétrique de l’hôpital Charles-Nicolle, puis celle de la maternité de l’hôpital Aziza Othmana jusqu’en 1977, une première pour une femme musulmane.

Elle fonde la première école de sages-femmes du pays et forme des générations de professionnelles. En 1959, elle devient la première femme membre du Conseil de l’Ordre des médecins, puis vice-présidente en 1962.

Elle s’engage aussi au Croissant-Rouge tunisien, coordonnant des actions humanitaires pendant les crises et les épidémies.

Pionnière du planning familial

Dès 1963, elle crée un service de planification familiale à Charles-Nicolle, puis fonde en 1968 la clinique Montfleury, première structure tunisienne dédiée à la contraception.

En 1970, elle est nommée directrice du Conseil national pour la planification familiale et contribue à la légalisation de la contraception et de l’avortement en 1973, faisant de la Tunisie l’un des premiers pays arabes et africains à reconnaître ces droits fondamentaux.

Sa fille, témoignera :

« Elle militait pour l’avortement et l’accès aux soins des plus défavorisées… Elle voulait aider les Tunisiennes à se libérer de tous leurs fardeaux. »

Parallèlement, elle soutient de nombreuses associations caritatives : Layette tunisienne, Goutte de lait, Maison de l’orphelin, Femmes Accueil, Qammata pour les enfants abandonnés.

 « Je ne porte pas de pancarte, je porte un stéthoscope. Mais chaque battement de cœur que j’écoute est un manifeste. »

V. Engagement social et féministe — Le féminisme par le savoir et la santé

Dès 1937, elle rejoint le Club de la jeune fille tunisienne et l’Union des femmes musulmanes, qui militent pour l’éducation et la participation des femmes à la vie publique.

La même année, elle devient rédactrice en chef de Leïla, première revue féminine tunisienne et maghrébine, fondée par Habiba Menchari.

Elle y incarne un féminisme discret mais courageux, abordant sans détour l’éducation, la santé, la contraception et la place des femmes dans la société.

 « L’éducation fera tomber les murs invisibles qui enferment les femmes… Le savoir médical n’est pas un privilège masculin. Il est un instrument de justice. »

Son parcours prouve qu’une femme peut atteindre l’excellence scientifique sans renier ni sa culture, ni sa foi. 

« Éduquer une fille, ce n’est pas l’exposer à la perdition, mais à l’accomplissement. »

Pour elle, l’éducation sanitaire et le droit à la santé reproductive sont des droits humains fondamentaux.

« Les femmes ont le droit de connaître leur corps, de le comprendre et de choisir leur vie. »

Ce féminisme de l’action, soigner, instruire, libérer, fait d’elle une pionnière de l’émancipation par l’exemple.

Elle défend la conviction que libération nationale et libération féminine sont indissociables.

VI Vie privée et personnalité — Une force tranquille

En 1943, Tawhida Ben Cheikh épouse un dentiste tunisien. Le couple aura trois enfants. Malgré une carrière exigeante, elle reste une mère présente, d’une grande modestie.

Ses proches la décrivent comme une femme pieuse, cultivée, rigoureuse, passionnée de lecture, de jardinage et de la musique d’Oum Kalthoum.

Après sa retraite hospitalière en 1977, elle continue de donner des conférences, de conseiller les jeunes médecins et de soutenir des campagnes de santé publique.

À plus de quatre-vingt-dix ans, son énergie demeure intacte.

Tawhida Ben Cheikh s’éteint à Tunis le 6 décembre 2010, à l’âge de 101 ans, laissant un héritage immense.

En 2020, la Banque centrale de Tunisie émet un billet de dix dinars à son effigie, une première pour une femme tunisienne. En France, un centre de santé à Montreuil porte son nom.

Une collègue médecin résumera son influence :

« Elle a montré qu’on pouvait changer la société sans jamais élever la voix. »

Conclusion

Tawhida Ben Cheikh a prouvé qu’il est possible d’être musulmane, scientifique, patriote et féministe sans contradiction.

Première femme médecin du monde arabe, fondatrice du magazine Leïla, bâtisseuse de la santé publique tunisienne, elle a ouvert la voie à des générations de femmes.

Son féminisme fut silencieux mais puissant, fondé sur l’action, le soin et le savoir.

« Le savoir libère plus sûrement qu’une révolution. »

Et elle résumait son engagement ainsi :

« Ce que j’ai fait, ce n’était pas pour être la première, mais pour que d’autres ne soient plus les dernières. »

Par son exemple, elle a prouvé une chose simple :

« Oui, la société change quand une femme ose. »

 FAYROUZ - El Bent El Shalabeya 



 

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